jeudi 18 juin 2015

Omelette Western & Bagdad Café





Un dimanche tout à fait comme les autres. Au rendez-vous, le soleil jette une belle lumière dorée dans la pièce. Sur le comptoir de la cuisine, le percolateur achève de mijoter dans un long gargouillement sonore.  L’arôme du café se répand partout dans la maison. Assises l’une en face de l’autre en suivant un rituel établi depuis longtemps, mon amoureuse et moi parcourons tantôt distraitement, tantôt plus attentivement, les divers cahiers de La Presse du dimanche.

Dans son pyjama bleu en finette aux petits dessins de Noël, elle feuillette avec un intérêt évident le tabloïd des Sports. Tout y passe : des résultats de la veille aux commentaires sur les événements passés ou à venir. Quant à moi, un tantinet débraillée dans mon grand pyjama à carreaux rouges sur lequel il manque toujours un bouton – … par sa faute, sa très grande faute … - je n’ai que l’embarras du choix sur ce qui reste à lire. 
-        Tabarnouche! Ça s’peut-tu : être aussi épais? dis-je à moi-même en lisant la nouvelle.
-        Qui ça, mon petit coeur? me demande-t-elle sans même lever les yeux vers moi.
Comme des milliers de gens de notre hémisphère depuis le début de cette guerre, mon amoureuse n’écoute ou ne lit plus les nouvelles qu’avec un certain recul.  Non pas qu’elle dorme au gaz comme penserait l’autre, mais plutôt parce qu’elle est convaincue que le fait de prendre ses distances face à l’horreur quotidienne immunise sa santé mentale contre les dépressions. 
        -  Ben! les Américains, c’t’affaire!
C’est vrai qu’au menu du jour, ce matin-là,  pour déjeuner ce sera donc une omelette Western avec un café Bagdad ... En tout cas,  jamais on aura mangé autant d’omelettes baveuses depuis que les Américains font du tourisme en Irak! 

C’est à croire qu’ils le font exprès! Sans aucune retenue, au volant de leurs VTT et de leurs deltaplanes, ces jeunots-là écrasent tout sur leur passage : des civils irakiens, des alliés kurdes ou encore des journalistes étrangers. Mais qu’ils s’entre-tuent à coups de freezbe par des tirs fratricides accidentels, ça c’est le boutte du boutte … ! Dieu soit loué! La guerre est pratiquement terminée … ! Il est à peu près temps!

Certes, je garde pour moi ces profondes réflexions en laissant tomber le journal sur la table. L’heure est venue de servir une autre tasse de café. En passant derrière elle, je m’arrête un moment puis écarte doucement le haut de son pyjama pour y déposer un baiser. Un geste qu’il m’arrive souvent de faire. Or qui n’aime pas ça sentir son amoureuse frissonner sous le souffle d’un baiser échappé délicatement dans son cou?  Un privilège qu’on prend trop aisément pour acquis en oubliant de dire merci pour ça!  
     -  Sais-tu quoi?
     -  Non!
     -  Rien!
Bah! A-t-elle vraiment besoin de savoir que les militaires américains s’en retourneront chez eux avec des souvenirs de guerre pillés dans les palais présidentiels? Certes,  j’aurais tellement aimé qu’elle imagine la tête que feront leurs épouses ou leurs blondes lorsqu’elles les verront arriver avec des …  cendriers à l’effigie de Saddam Hussein ou encore, des bébelles genre arabe produites aux temps des Mille-et-une nuits!  Enfin, surtout qu’elle espère avec moi qu’ils ne confondront pas leurs trophées avec les belles Irakiennes qu’ils seraient tentés de violer avant de quitter le pays, par exemple.
-        Pourquoi je les lirais, moi, les nouvelles?  me dit-elle à la blague, ce matin-là. Je sais que tu vas m’en faire le compte-rendu détaillé avec en prime toute l’analyse nécessaire.  
Avec toute l’émotion nécessaire, aurait-elle aussi pu dire.  Mais au fond, elle a raison. Est-ce si important que ça qu’elle ait ou non les mêmes inquiétudes et les mêmes angoisses que moi ? 

La vie est courte.  Et qui sait si demain, l’ange et l’oiseau que nous sommes auront encore les ailes assez solides pour voler au-dessus d’un nid qu’on aurait dû appeler aujourd’hui bonheur?  Comprenez-vous pourquoi il est urgent d’apprendre à exprimer notre gratitude sur-le-champ?

Et cela toutes les fois que l’occasion se présente. 

Au plaisir
Denric xxx

Chronique écrite dans Ô'Zelles